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Au bout du compte, il s’est révélé que ce n’est pas de mon père que j’aurais dû exiger le silence, mais de Feeney.

J’ignore s’il a cru que vendre la mèche serait un moyen d’accaparer les récompenses du FBI ou de distinguer son bahut des autres lycées de l’Indiana – comme j’avais été foudroyée sous les gradins de son stade, ça donnait un caractère un peu spécial à Ernest-Pyle. Quoi qu’il en soit, lorsque le quotidien local a été livré devant notre porte cet après-midi-là (il paraît à quinze heures et non à sept pour permettre aux journalistes de faire la grasse matinée), un portrait géant de moi s’affichait à la une : la photo pour le moins flatteuse de l’annuaire des Secondes, celle pour laquelle ma mère m’avait obligée à porter une de ses robes hideuses. Dessous, une légende disait :

TOUCHÉE PAR LE DOIGT DE DIEU.

Ai-je mentionné que notre ville compte plus d’églises que de fast-foods ? Le sud de l’Indiana est drôlement bigot.

Bref, l’article s’attardait sur la manière dont j’avais sauvé ces enfants après que Dieu eut daigné s’intéresser à moi (avec son doigt, ce que nous autres laïques appelons un éclair), avant de préciser que je n’étais qu’une lycéenne ordinaire qui jouait de la flûte dans l’orchestre du bahut (mon rang de troisième était précisé) et aidait son père le week-end (ses restaurants étaient listés). J’ai vite deviné que ces détails ne pouvaient provenir de Feeney, dans la mesure où il ne me connaissait pas très bien. J’en ai conclu que Goodheart devait avoir apporté sa petite contribution.

Et croyez-moi, ça m’a fait du mal. Il avait beau avoir tu nos soucis avec Douglas et mes heures de colle, il ne s’était néanmoins pas gêné pour étaler tout le reste. Les CE ne sont-ils donc pas soumis à une sorte de confidentialité ? Ne risquent-ils pas d’être condamnés s’ils divulguent les secrets qu’on leur a confiés ?

Quand mon père a joint M. Abramowitz, ce dernier lui a cependant expliqué que nous ne pouvions prouver que le conseiller d’éducation était responsable des fuites. Certes, elles venaient du lycée, mais qui était en mesure d’affirmer avec certitude qu’il s’agissait de Goodheart ? Malgré tout, le père de Ruth a lancé des poursuites contre Ernest-Pyle en prenant pour prétexte qu’ils avaient donné ma photo au journal. D’après lui, il s’agissait d’une violation de la vie privée. Il semblait enchanté. Après tout, il n’a pas souvent l’occasion de traiter des affaires intéressantes – pour l’essentiel, il s’occupe de divorces.

Ma mère aussi a paru ravie. Ne me demandez pas pourquoi. Toujours est-il que l’histoire l’a emballée : elle était aux anges. Elle voulait que je tienne une conférence de presse dans la salle à manger principale de Mastriani. Elle ne cessait de souligner combien cela rapporterait d’argent au restaurant, puisqu’il faudrait bien nourrir la meute d’envoyés spéciaux qui n’allaient pas manquer de s’abattre sur la ville. Elle a même entrepris de rassembler des patrons afin de choisir la tenue que je mettrais pour l’occasion. Elle est devenue complètement dingue, je vous assure. Moi qui avais cru qu’elle grimperait aux rideaux, avec sa foi absolue en « la famille normale ». En réalité, elle a jeté aux orties tous ses principes dès qu’elle a eu vent des récompenses.

— Combien ? a-t-elle tout de suite demandé. Combien par enfant ?

Nous étions en train de dîner, des fettucine à la crème de champignons.

— Il ne s’agit pas de ça, Toni, a protesté mon père. L’important, c’est que Jess n’a que seize ans, et que je ne tiens pas à ce qu’elle soit exposée aux médias aussi jeune…

— Sottises ! a décrété ma mère. C’est dix mille dollars par gosse, ou celle-là était à part ?

— Toni…

— Joe, personne ne crache sur dix mille dollars. Ça nous permettrait d’acheter une nouvelle table chauffante pour Petit Joe, et…

— Nous obtiendrons cet argent par les canaux habituels : nous emprunterons.

— Pas quand nous devons déjà nous endetter pour payer les études de Michael.

Mike, dont la seule réaction à l’annonce de mon récent talent médiumnique avait été de me demander si je savais où se planquait le mec en turban bleu dont Nostradamus avait prédit qu’il déclencherait la troisième guerre mondiale, a levé les yeux au ciel.

— Inutile de prendre cet air-là, jeune insolent ! l’a aussitôt enguirlandé ma mère. Harvard te propose une bourse très généreuse. Elle ne suffira cependant pas à…

— Surtout si Douglas retourne à l’université d’État, a précisé mon père en sauçant son assiette.

En plein dans le mille ! Il n’en a pas fallu plus pour que ma mère laisse tomber ses couverts avec fracas.

— Douglas ne retournera pas dans cette université ! a-t-elle tonné. Moi vivante, jamais !

— Toni, a soupiré mon père qui paraissait épuisé, ce garçon doit suivre des études. Il ne peut passer sa vie à lire des BD dans sa chambre. Les gens commencent déjà à l’appeler Boo Radley.

Mes cours de littérature m’avaient appris que Boo Radley est un personnage de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur[32] un type qui ne sort jamais de chez lui, tuant le temps en découpant des articles de journaux, le genre d’occupation à laquelle on s’adonnait à cette époque, avant l’invention de la télévision. Heureusement que Douglas avait refusé de descendre dîner avec nous, car il aurait pu s’offenser. Pour un type qui a tenté de se suicider, il supporte plutôt mal qu’on le traite de zarbi.

— Pourquoi pas ? a rétorqué ma mère. Pourquoi ne passerait-il pas sa vie dans sa chambre ? Si c’est ce dont il a envie, pourquoi l’en empêcher ?

— Parce qu’on ne fait pas ce qu’on veut, dans l’existence. Par exemple, je n’aspire qu’à une seule chose, paresser au jardin, dans un hamac toute la sainte journée. Jess rêve d’écumer le pays à cheval sur une bécane. Et Mikey… (Il a contemplé mon frère qui était en train de se bâfrer.) Eh bien, je ne sais pas ce que Mikey veut…

— Se taper Claire Lippman, ai-je suggéré, ce qui m’a valu un bon coup de pied sous la table.

— Peu importe, a poursuivi mon père avec un regard noir à mon adresse, ça n’arrivera pas. Personne ne vit en obéissant à ses seuls désirs, Toni. Les gens ont des obligations. Et celle de Douglas est de retourner à la fac.

Pas mécontente d’échapper, pour une fois, au carnage, je me suis excusée et j’ai débarrassé mon assiette. Je n’avais pas encore eu l’occasion de m’entretenir avec Ruth depuis le matin. J’avais hâte d’avoir son opinion sur toute l’affaire. Ce n’est pas tous les jours que votre meilleure amie est en première page de la feuille de chou locale.

Hélas, cette légitime curiosité a dû attendre : j’avais à peine mis le pied dehors, prête à sauter la haie séparant nos deux jardins, que je suis tombée sur ce qui ressemblait bien à une horde de reporters. Ils encombraient la rue, brandissant des appareils photo et des micros.

— C’est elle ! a crié quelqu’un.

J’ai reconnu une célèbre présentatrice de JT. Elle a titubé sur notre pelouse, embarrassée par ses talons aiguilles qui s’enfonçaient dans la terre.

— Jessica ! Jessica ! Quel effet cela vous fait-il d’être une héroïne nationale ?

Pantoise, j’ai fixé le micro ébouriffé qu’elle me fourrait dans les narines, bientôt rejoint par un millier d’autres, d’ailleurs. Les questions fusaient de toutes parts. La conférence de presse dont rêvait ma mère était en train d’avoir lieu, sauf que j’étais en T-shirt et jean, et que je n’avais même pas pris la peine de me coiffer.

— Euh…

Telle a été ma fulgurante déclaration aux médias. Puis mon père a surgi comme un diable à mon côté et m’a ramenée au galop à l’intérieur tout en braillant aux journalistes de décamper de sa propriété. Sans résultat. Enfin, jusqu’à ce que les flics débarquent. Nous avons alors pu constater l’efficacité des innombrables repas gratuits dont mon paternel avait régalé les forces de l’ordre. Vous auriez vu la sainte colère qu’ils ont piquée quand ils ont tourné dans Lumley Lane et n’ont pas trouvé une place où se garer, tant il y avait de camions de la télé qui encombraient le voisinage ! Notre bled connaît si peu d’activité criminelle que, lorsqu’il arrive quelque chose, nos hommes en bleu mettent vraiment le paquet pour choper le coupable.

En découvrant cette masse de journaleux sur notre gazon, ils sont devenus dingues. D’une manière différente de celle de ma mère, cependant. Ils ont bipé le commissariat et, la minute d’après, ils sortaient la grosse artillerie : tenues de combat, chiens, et grenades lacrymogènes – leurs plus beaux joujoux. Rien, ils n’avaient rien oublié. Par-dessus le marché, ils avaient l’air de vouloir s’en servir contre les reporters, dont certains étaient des grosses pointures de chaînes importantes.

J’avoue avoir été impressionnée. Mike et moi avons assisté au spectacle de la fenêtre en mansarde de ma chambre. Il s’est même connecté à l’Internet pour mener une recherche sur mon nom. Déjà, deux cent soixante-dix sites mentionnaient Jessica Mastriani. Personne ne s’était amusé à surimposer mon visage sur un modèle nu de Playboy, mais ce n’était qu’une question de temps, dixit Mike.

Puis le téléphone a sonné.

D’abord, ça a été les journalistes qui faisaient le pied de grue dehors et appelaient de leurs portables.

Ils voulaient que je sorte leur lire une déclaration. Juste une. Ensuite, ils me laisseraient tranquille, promis juré. Mon père leur a raccroché au nez.

Ont suivi des tas d’inconnus qui n’appartenaient pas à la presse et demandaient si j’étais disponible pour les aider à retrouver un parent, un enfant, un mari, un père disparus. D’abord, mon père leur a gentiment expliqué que ça ne fonctionnait pas ainsi, qu’il fallait que je voie au préalable une photo de celui qui manquait à l’appel. Quand ils se sont mis à suggérer d’en expédier une par fax ou par mail, certains allant jusqu’à proposer de rappliquer sur-le-champ, il a fini par débrancher l’appareil.

J’étais célèbre. Ou prisonnière dans ma propre maison. Comme vous préférez.

Avec tout ça, je n’avais toujours pas contacté Ruth, et ça me manquait. Vu que je ne pouvais ni sortir ni téléphoner, j’ai dû me rabattre sur la messagerie instantanée de l’ordinateur de Michael. Pris d’une soudaine pitié pour moi, il m’y a autorisée. En dépit de ma blague sur Claire Lippman.

En revanche, Ruth m’en voulait à mort, elle.

Ruth : Pourquoi ne m’as-tu rien dit, saleté ?

Moi : Je n’en ai parlé à personne, d’accord ? C’était trop bizarre.

Ruth : Ne suis-je pas censée être ta meilleure amie ?

Moi : Tu l’es.

Ruth : Mon œil ! Je parie que tu as mis Rob Wilkins au courant.

Moi : Je te jure que non.

Ruth : À d’autres ! Tu aurais caché tes pouvoirs surnaturels au mec avec qui tu fricotes ? Comme si j’allais te croire !

Moi : Et d’une, je ne fricote pas avec Rob Wilkins. Et de deux, tu penses sincèrement que je tenais à ce que tout le monde le sache ? C’est carrément flippant. Tu me connais, je n’aime pas me distinguer.

Ruth : N’empêche. Ne rien me confier est une vraie vacherie. Te rends-tu compte que des gens du lycée ont téléphoné pour me demander si j’étais au parfum, et que j’ai été obligée de mentir pour sauver la face ? Tu es la pire meilleure amie que j’aie jamais connue.

Moi : Je suis la seule que tu aies jamais eue, plutôt. Et tu n’as aucun droit d’être en colère. Tout est ta faute, figure-toi, c’est toi qui m’as obligée à marcher sous la tempête.

Ruth : À quoi vas-tu dépenser le fric ? Tu sais, j’aurais bien besoin d’un autoradio neuf. Et Skip te fait dire qu’il veut le dernier Tomb Raider.

Moi : Transmets à Skip que je ne lui achèterai rien tant qu’il ne m’aura pas présenté d’excuses pour avoir ficelé ma Barbie à ce pétard, il y a cinq ans.

Ruth : J’ai l’impression que ni l’une ni l’autre n’allons pouvoir aller au lycée demain. La rue est complètement bondée. On croirait une scène de L’Aube rouge[33].

Là, Ruth n’avait pas franchement tort. Entre les flics qui formaient un écran de protection devant notre maison et ceux qui avaient organisé le blocus de l’allée, on aurait cru que les Russes allaient débarquer. Quiconque souhaitait emprunter la rue devait montrer une pièce d’identité prouvant qu’il habitait le quartier. C’est ainsi que, si Rob avait voulu passer devant chez nous sur son Indian – sans le faire exprès naturellement, disons qu’il se serait trompé de route, par exemple – il en aurait été empêché par les flics.

Je me suis forcée à ne pas en être affectée. J’ai répété à Ruth que, si je ne lui avais pas parlé, je n’avais parlé à personne non plus. Ça a paru la calmer un peu, notamment quand je l’ai autorisée à dire à qui bon lui semblait qu’elle était déjà au courant – je m’en fichais complètement. Elle m’a quittée de très bonne humeur, et j’imagine qu’elle s’est empressée ensuite de contacter Untel ou Unetelle, et toutes les autres idoles minables du bahut dont elle recherche sans cesse l’amitié, pour des raisons qui m’échappent totalement.

Sortant ma flûte, je me suis exercée un moment mais, à la vérité, le cœur n’y était pas. Pas parce que j’étais obnubilée par mes capacités extrasensorielles. Par pitié, ça, ça aurait eu du sens, au moins !

Non. En dépit des multiples interdictions que je lui avais imposées, mon esprit ne cessait de revenir sournoisement à Rob. S’était-il demandé où j’étais, lorsque je ne m’étais pas montrée en retenue ? S’il tentait de téléphoner, il n’arriverait pas à me joindre, puisque mon père avait coupé la ligne. Or il avait forcément lu le journal, non ? En toute logique, maintenant qu’il savait que j’avais été touchée par le doigt de Dieu, il mourait sûrement d’envie de discuter avec moi, n’est-ce pas ?

En toute logique. Sauf que la logique devait avoir déserté son cerveau de Cul-Terreux, parce que j’ai eu beau tendre l’oreille, je n’ai pas entendu le moindre ronronnement d’Indian.

Et si vous voulez mon avis, ce n’est pas parce que les flics lui ont ordonné de déguerpir. Mon avis, c’est qu’il n’a même pas essayé, le maudit !

Ça, c’est de l’amour non réciproque, ou je ne m’y connais pas ! Qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez les mecs ?